Des policiers démissionnaires, dépassés en nombre par la criminalité dingue dune ville au bord de lagonie ; des junkies arrivistes pullulant dans les bureaux gris métallisés de multinationales omnipotentes « We are praticly the military
», iront-elles jusquà dire ; des cartels omniscients à la tête desquels trônent de peu scrupuleuses personnes, corrompues au-delà du raisonnable, faisant leurs affaires main dans la main avec les pires ordures qui soient
Au milieu de cette chienlit, Alex Murphy. Flic exemplaire, marié, un enfant ; fraîchement muté dans un quartier chaud de cette bonne vieille ville de Detroit, emblème de la Rust Belt. Et aussitôt crucifié façon Boucherie Sanzot par de véritables fous furieux certifiés massacreurs de flics. Ils le laissent ainsi, à larticle de la mort ; un bras par-ci, un bout de cervelle par-là : le pauvre type est en miettes. Quimporte, on est en lAn 2000, la science fait des miracles. Murphy ressuscitera sous les traits dun cyborg carburant à la bouffe pour bébé le Robocop phantasme du flic parfait (pas détat-dâmes, grève et congés payés connaît pas) qui servira aveuglément la « juste cause » de ses employeurs privés. Puis se rappelant douloureusement quil fut un homme fait de chair et de sang, et non un simple produit, il se libérera de ses chaînes. Défiera la machine, au propre (lED-209) comme au figuré (la toute-puissante OCP, pour Omni Consumer Products), et prêchera la vengeance de ses bourreaux dans la violence la plus viscérale. Après un nouveau terrible chemin de croix
Une naissance laborieuse
On le voit, Robocop aurait très bien pu tomber dans lescarcelle dun Cronenberg (la nouvelle chair et son nouvel Homme) ou dun Carpenter (lironie sévère, lesprit contestataire et le héros solitaire). Mais il nen fut rien, et pour cause : le script dEd Neumeier et de Michael Miner, considéré comme une absurdité totale (un titre invendable, auquel il faut ajouter un héros qui rend lâme au bout de la première demie-dheure), fit chou blanc auprès de tout les réalisateurs nord-américains de lépoque, pas moins. Même Paul Verhoeven le jeta direct aux ordures ! Sil ny avait eu le sauvetage in extremis de sa femme, cette dernière focalisant son regard sur quelques niveaux de lecture à creuser (notamment cette fameuse analogie avec le Christ), le cours de lHistoire en eût été changé (sérieux) et je ne serais pas là, moi Sonate, modeste branleur IRL comme on dit, à vous conter avec passion la genèse fiévreuse de ce film culte. Alors oui, crions-le haut et fort, et tous en cur : GRÂCE TE SOIT RENDUE, MARTIIIIIIIIIIINE ! Car après tout, qui dautre que notre Popaul préféré à la barre dun film aussi casse-gueule que Robocop, qui ? Lanticonformisme de sa filmographie (où sexe, violence, religion et politique sentremêlent joyeusement) et le caractère viscéral, épique et barbare de sa mise en scène le prédestinaient bâtisseur dun tel monument de clairvoyance et de subversion. Mais gardons à lesprit que Verhoeven, au moment de signer pour le film, sort dune période difficile de sa vie de réalisateur. Ce qui a sûrement pesé dans la balance pour son choix final.
A linstar dAlex Murphy, Paul Verhoeven na pas été épargné. Début des années 80 : mis à lamende en Hollande suite à une série de films exaltés et libertaires (dont un Spetters carrément qualifié de « pervers et décadent »), découragé par un nouveau gouvernement de gauche sopposant au financement de ses films, Verhoeven tente déchapper à la persécution annoncée et sexpatrie aux States. Mais il déchante vite. Un temps pressenti aux commandes du Retour du Jedi avant que sa réputation sulfureuse ne le rattrape, Verhoeven navigue entre rendez-vous manqués, retour au pays et projets avortés. En 1985, il explose enfin aux yeux des producteurs internationaux (Orion, déjà) en accouchant du fulgurant Flesh & Blood, au terme dun tournage abominable. Il signe de sa caméra virtuose une uvre authentiquement grivoise, ambiguë, thématiquement complexe et follement indisciplinée
Mais alors quil semble avoir trouvé le bon bout commence une nouvelle période de vaches maigres pour le Hollandais Violent. Et cest le moral dans les chaussettes que Verhoeven découvre un script apparemment tout aussi Z que les dizaines dautres écumées jusque là, un diamant brut qui ne demande quà être taillé : Robocop.
Le tournage comment pouvait-il en être autrement est un enfer : les prises de vue à Dallas se font sous une chaleur suffocante (on est en plein été 1986), léquipe du film se met à dos un Rob Bottin grognon pour « divergences artistiques », le costume du même Rob Bottin restera longtemps une énigme pour un Peter Weller admirable dabnégation et de professionnalisme (et qui calquera la gestuelle prononcée et lélégante démarche saccadée du titan de métal, cest un comble, sur la grâce et la rapidité des mouvements dun oiseau), tous ces soucis débouchant logiquement sur un budget et des délais explosés. Et cest pourtant au cours dun tournage éreintant, comme galvanisé par tant de peine, de frustration et de rancur, cest fort dune expérience douloureuse (une de plus) et dun vécu de vieux baroudeur que lexpatrié Verhoeven transcendera le matériau dorigine, quil se parera du masque de lanthropologue européen et quil rentrera dans le lard de yankees pris à leur propre jeu.
La civilisation du Grotesque et de lAbsurde
« Je ne fais pas de politique avec Robocop, jy reflète la société américaine. Cest ma vision des Etats Unis, cétait ce qui sy passait. Je ne le condamne pas mais je ne ladmire pas non plus. Je lai vu et jai voulu en faire le portrait ». En forçant à peine le trait, Paul Verhoeven (rebaptisé dans ces lignes Saint Paul lEmpêcheur de Tourner en Rond) dresse le bilan de santé dune société américaine de lère reaganienne pas encore sevrée, une société par définition excessive, ostentatoire et rutilante. Un monde vicié où les télés, cyniques, cumulent les programmes stupides pour quidams et crapules en manque de neurones, doxygène et de pez (« Id buy that for a dollar ! »), des télés qui résument lactualité mondiale en deux minutes chrono (espace pub compris) et vous annoncent les pires catastrophes avec le sourire. Un monde où le profit devient roi au mépris de lêtre (et toute vie na de valeur que par le prisme économique), où les junkies se bouffent les uns les autres dans leur course effrénée au Dieu $, où les compagnies privées érigent leurs propres lois (la fameuse Directive 4) et façonnent pour ainsi dire le pays à leur effigie : on apprend que lOCP met le dawa dans tout Detroit dans le but de bâtir la ville capitaliste ultime, Delta City, nouvel eldorado pour actionnaires « poids lourds » et investisseurs jamais rassasiés (et terre de désolation pour une population exsangue).
Le cinéma de Paul Verhoeven, frontal et décomplexé, véhicule une image de lexistence humaine a priori peu réjouissante, marquée au fer rouge par la douleur, linjustice, la violence, la servilité, la lutte permanente. Pourquoi en serait-il autrement, quand la vie elle-même noffre que peu de répit aux pauvres vertébrés que nous sommes ? Robocop ne déroge pas à la règle, donnant à Verhoeven loccasion de se balader entre scènes chocs gorissimes, combats dithyrambiques désespérés, interludes intimistes qui déchirent lâme, le tout sagençant dans une fureur inouïe rappelant la dynamique dévastatrice des grands comics américains. Et dimmortaliser ses visions outrées de lavènement dun nouveau Messie. « En travaillant avec les scénaristes, jai vu la profondeur du script et jai été très inspiré par ce quil y avait sur le papier. Jai voulu létendre, laccentuer, le surpasser, pour faire de ce film mon meilleur film américain ». Notons quil existe un directors cut de Robocop rallongeant de quelques précieuses secondes le métrage : une version écartée par la MPAA qui intensifie sensiblement la sauvagerie baroque des images de même que leur côté grand guignol, avec notamment un plan bien dégueu sur la main déchiquetée de Murphy, réduite à un moignon doù ruissellent des hectolitres de sang
Une version indispensable, car comme nous lexplique Verhoeven dans le cas présent, « en minimisant la violence ou en la rendant plus elliptique, on annihile le burlesque et le grotesque de la mise en scène, tellement poussée quelle en devient absurde ». Un uncut qui décuple donc en quelques inserts latmosphère anarchique et carnavalesque du métrage, sert magnifiquement le credo no limit de son auteur, et renforce toujours plus limpression dassister aux derniers jours de dépravation dune civilisation en complète déconfiture
la civilisation du Grotesque et de lAbsurde, ha !
Qui maime me suive !
Dans sa réussite, Verhoeven aura su compter sur un casting plutôt osé, uniquement constitué de contre-emplois ingénieux. Peter Weller, acteur fluet au visage émacié et au regard bleu perçant (dans la droite lignée dun Peter OToole), succédant à un Michael Ironside un temps envisagé dans le rôle-titre, incarne à la perfection un cyclope de kevlar atteignant le double-mètre ; et avec laide de Bottin et du chef opérateur Jost Vacano (qui éclaire le cyborg de mille feux, le cadre en close-ups écrasants et contre-plongées « statufiantes ») crée une icône du cinéma fantastico populaire à la puissance évocatrice phénoménale. Nancy Allen, abonnée aux rôles de prostituées ingénues (Dressed To Kill) et autres garces manipulatrices (Carrie), entre dans la peau dune femme-flic hard-boiled avec une aisance stupéfiante. Ronny Cox et Kurtwood Smith, hier si avenants, ont désormais de vraies gueules de salopards. Smith est même affublé dune paire de lunettes équivoque, donnant à son personnage des atours dHeinrich Himmler, mais oui ! On connaît la relation obsessionnelle quentretient le réalisateur avec la Seconde Guerre Mondiale (quil a vécu aux premières loges du côté de La Haye, en Hollande) et plus spécifiquement avec lesthétique nazie, symbole dans ses films de la dérive fasciste, cette menace gangréneuse relative à toute nation
Qui a dit Starship Troopers ?
Verhoeven aura également su tirer le meilleur dune équipe technique et artistique hors normes : Bottin, Vacano, Tippet, Poledouris, Neumeier
a posteriori, on peut dire que cest de la dynamite ! Robocop aligne ainsi des tableaux dantesques dune violence graphique et psychique exubérantes, certes parfois bruts de décoffrage (Verhoeven nest pas un perfectionniste de limage comme Mann ou Kubrick peuvent lêtre, il filme dans lurgence tel un écorché vif ce qui est sa principale force) mais tellement saisissants. Le cérémonial de présentation clouant sur place de lED-209 (croisement entre un pick-up et le mecha typique des mangas japonais) et lexécution saignante dun employé de lOCP pour la démonstration ne sont quune simple mise en bouche en comparaison du calvaire visuellement INACCEPTABLE quendure Murphy, où le cinéaste néerlandais montre sans détour « Satan tuant le Christ » (sic) ; notons le signe de croix esquissé (sans doute involontairement) avant le premier coup de feu, soulignant fortuitement la destinée biblique du héros. Viennent la « résurrection » (filmée en caméra subjective, nous rendant ainsi tous témoins ET victimes, au choix, dun acte véritable de profanation ou bien dun « céleste » miracle), lasservissement et le triste retour à la réalité dAlex Murphy. Et il suffit que ce dernier remette pied à terre, quil prenne en pleine face les souvenirs de sa vie passée vestiges dun amour paternel et marital, visions du Paradis Perdu voulu par Verhoeven et que Poledouris déploie lune de ses partitions les plus implacables et douloureuses (Home et ses échos orphelins, sonnant comme les dernières notes dune comptine macabre) pour que le spectateur reçoive de plein fouet une véritable décharge au cur. Car cest la force majeure du film : étant littéralement plongé au plus près de laction et du ressenti du personnage principal (comme pour ladite scène de résurrection), sétablit entre le public et le robot-flic un pont émotionnel subjuguant ; tout aussi vulnérable sous son enveloppe charnelle originelle que recouvert dune armure de chrome et dacier, Murphy incarne le fragile avatar du public, sa projection foncière et désemparée à lécran. Lun vit, lautre ressent : un processus didentification traumatisant. Cest la marque des plus grands que de réussir une telle prouesse par le seul biais de la pellicule.
Sous lécorce la sève
Arrive le moment de bravoure du métrage, dans la droite lignée du final furibard dAliens. Et LE défi technique de lannée 1987, nen déplaise au crustacé à deux pattes invisible de Predator et autres avions numériques furtifs de LEmpire Du Soleil ! Je parle bien sûr du terrifiant combat opposant Robocop à sa nouvelle nemesis mécanique, ou la survie coûte que coûte dun homme acculé face au pragmatisme désespérant de la machine, aveugle au monde et à lHumanité. Et cest au cur de la fournaise que Verhoeven accroche lun des plans les plus marquants de son chef-duvre, parvenant à saisir on ne sait trop comment le regard perdu du robot-flic à travers la visière de son casque Braun fendu. En manoeuvrant de cette manière, Paulo fait dune pierre deux coups : il dévoile les intentions de lED-209 (atteindre la part « humaine » de Murphy pour mieux lannihiler ne dit-on pas un peu bêtement que les yeux sont le reflet de lâme ?) et entérine définitivement la symbiose spectateur/référent. Cest irrévocable : sa peur et sa douleur sont désormais nôtres, ce qui rendra la suite dautant plus déstabilisante et meurtrissante.
Surtout quand lon voit tout ceci de ses yeux de gamin (7/8 ans dans mon cas) et que lon manque pour le coup totalement de recul. Mais lexpérience vaut la peine dêtre vécue, croyez-moi !
Cet affrontement sans merci est aussi loccasion pour Phil Tippet de démontrer tout son talent en matière de stop motion et dimprovisation : la scène culte où le gros tas de boulon hésite à prendre lescalier pour finalement sy vautrer et pousser des cris de gniard hystérique, on ne la doit quà lui. Le lynchage impitoyable qui suit cette affolante séquence, une nouvelle crucifixion menée cette fois-ci par la police de Detroit (on peut ici parler dexcommunication pour la blague, ou plus symboliquement de la mise au pilori systématique de nos idoles populaires lHomme est une girouette sacrément versatile), fait voler en éclats la vision trop manichéenne dun monde bien réel où lon soctroie le droit issu du dogme judéo-chrétien, caduc de séparer un peu trop unilatéralement le « Bien » du « Mal » peut-être pas (peut-être plus) mais en tout cas le gazon fraîchement tondu des mauvaises herbes, si vous me passer lexpression ! La frontière est bien plus ténue que ça, bien plus étroite, et cette approche confortable et hypocrite nécessiterait sans doute une rapide mise à jour
Prenant place dans un décor ruiné à limage de la ville et des monstres quelle a enfanté, le règlement de compte final est empli dune férocité hallucinante. Le bourreau Emil connaît une fin absurde de cruauté (maquillages fantastiques de Bottin) au moment où Murphy emprunte irrémédiablement la voie dun Christ à laméricaine. Un Messie next gen qui marche sur une eau souillée, qui prend un ton vindicatif vis-à-vis de ses tortionnaires et qui enfonce sauvagement son poignard dans la chair du démon, en lieu et place dune possible résignation.
Et le film de proposer le plan de clôture le plus enthousiasmant qui soit, au siège même de lOCP, comprendre la Demeure du Très-Haut si lon se réfère à l'allégorie du film. Un mot, un regard, un sourire en coin pour un homme qui recouvre son identité, une part de sa liberté, et renie définitivement son assujettissement, fût-il divin.
Un pavé dans la mare ?
« Robocop, cest du fascisme pour libéraux ! » dixit Jon Davison, producteur exécutif. La belle affaire. Jamais aucun film nempêchera le monde de tourner comme « ils » veulent quil tourne, et Robocop nest en létat quun vulgaire petit coup de gueule acide et badin, parfaitement négligeable
Alors pourquoi senthousiasmer à ce point me direz-vous, mmh ? Et bien parce quau travers dun traitement visuel qui déblaye tout sur son passage, dune figure héroïque à lhumanité tangible bien que durement traînée dans la boue, et dune propension vivifiante à fustiger sans détours (mais non sans un certain tact) une nation mégalomane et anthropophage, cette sainte péloche fait figure de véritable bol dair rafraîchissant, et adresse un bon gros doigt à la gueule du conformisme ambiant, du renoncement, du reniement, de la fatalité
Rien que ça ! Michael Miner nous parle dailleurs de lévidente raison du succès du film : « Voir un homme en uniforme, qui sest fait piétiner par les bons et les méchants, être finalement doté du pouvoir dagir est très satisfaisant pour un public sans pouvoir. Et si ce film a touché linconscient des gens, cest aussi parce quil leur a donné limpression quil existait quelquun dincorruptible ».
Voilà donc de quoi ce film retourne : le parcours éprouvant dun martyr des temps modernes qui ne tendra jamais lautre joue, le combat acharné de lintégrité face à lavilissement. La satire idéalement méchante et malicieusement cynique dun système capitaliste poussant sa doctrine jusquà loutrance et la dérive : sacrifice des petites gens, consumérisme extravagant, médias convenants et particulièrement sots, gouvernement irresponsable, rôle du profit dénaturé, système sécuritaire privatisé et fascisant
un système exclusivement tourné sur lui-même et donc dangereux. Cette rudesse du propos, alliée à une mise en scène brillante et bestiale, nous la retrouverons dix ans plus tard dans le génial Starship Troopers.
Sommet de toutes les allégories, arborant tous les signes extérieurs du brûlot revanchard bruyant et sans merci, parcouru de plages introspectives évoquant la fausse quiétude dun requiem, Robocop est un film multiple et multicolore, une épreuve tout autant quun exutoire. Une uvre rageuse et brutale, concasseuse, délicate, salvatrice, désespérée, et optimiste : une uvre verhoevenienne jusquau bout des ongles, en somme. Pour tout ce quil représente donc, et parce que la nostalgie joue peut-être aussi son rôle, voilà mon plus grand film de tous les temps à moi. Le vôtre aussi ?